Eric Bouvet - "Les commandos Russes d'infiltration et de renseignements en Tchétchénie"
Je suis parti de Grozny depuis
une semaine, avec une soixantaine d¹hommes sur 8 blindés. Je n’ai que sept
pellicules diapo dans mon sac.
Sur les contreforts des
montagnes du Caucase, nous attendons depuis deux jours. La pluie inonde la ruine censée nous
protéger. Le peu de murs tremblent sous les coups de butoir de l’artillerie qui
s’est positionnée près de là. Pour le repas journalier, la gamelle noire passe
de mains en mains. Au menu : la vache égorgée deux heures plus tôt.
Départ, et consigne pour l’assaut
de la colline de nuit. Les chars progressent, mais s’enlisent dans
la montée. La
progression se
fait à pied, sous les tirs d’obus Russes qui nous passent par-dessus
la tête. Des
tirs
Tchétchènes nous accueillent. Les deux soldats qui m’entourent répondent où ils
peuvent, ça tire un peu dans tous les sens. Je baisse la tête, j¹ai l’air malin
avec ce foutu appareil photo sur le ventre en pleine nuit, encore une situation
incontrôlable, tout m’échappe. Les
balles sifflent et déchirent le feuillage au-dessus de nous. Bienvenu dans l’épicentre
de la folie, à quatre pattes j’essaye de me cacher, un de mes protecteurs me
pose carrément sa botte sur mon dos pour que je reste couché. Il m’indique un
trou dans lequel je me jette. Je n’entends plus rien tant les armes dégueulent
leurs rafales. Mon protecteur ne cesse de vouloir sortir la tête, mais doit
replonger illico car la fusillade est d’une intensité incroyable.
Soudain, il se dresse, et tire
avec son RPG, je le croyais blessé car il se tortillait comme un diable, en
fait c’est la déraison qui le prend au corps.
Il sort une nouvelle fois pour
décharger son arme avec frénésie. Impossible de me blinder par le travail, la
trouille est plus qu’installée, je suis passé dans une autre dimension, au-delà
de la conscience, au-delà de
la raison. J
’ai l’impression de ressentir le choc des balles, la
lumière aveuglante des explosions et le bruit intolérable des déflagrations.
Pour être totalement dans la réalité, le Major se penche sur moi. Me crie «
Bolchoï problem » ce qui peut se traduire par « grand problème » et me tend un
revolver. Il veut absolument que je le prenne. Je refuse de
la tête. Il
insiste, mais je
ne peux accepter cette arme. La prendre c’est reconnaître que je suis partie
prenante dans cette tuerie. Je hais
la guerre. Je
n’ai jamais toléré l’idée même de la
guerre et j’ai toujours refusé de porter une arme. Jamais je n’ai été aussi
convaincu de mes décisions qu’à cet instant même. Le major disparaît et je reste effondré dans mon coin, tout cela veut dire que
nous sommes foutus, je n’ose pas le croire. Ces Russes sont surarmés, il est
impossible de perdre, et toi ma super chance, où es-tu?
Soudain, un soldat me saisi par
le dos et m’arrache de mon trou. Il me tient en l’air d’une seule main comme
une poupée de chiffon et de l’autre il lâche des rafales de la mitrailleuse
12,7 d’une vingtaine de kilos qu’il brandit comme un jouet. Avant qu’il ne me
balance dans un autre trou, j’aperçois son visage dans l’éclat d’une explosion.
Il est couvert de boue et de sang, il hurle des mots incohérents. Dans ses yeux
exorbités, luisant de haine se reflète une jouissance abominable. Le souffle de l’explosion nous projette.
Le trou dont je viens d’être
expulsé est arrosé par une pluie d’éclats. Ce chien de guerre vient de me sauver. J’éclate de rire, mes
nerfs me quittent, les hommes qui m’entourent sont transformés en bêtes
sauvages luttant pour leur survie, quant à moi je ne suis plus rien, juste une
loque, une merde, un tas de conneries. À ce moment-là, je n’ai qu¹une idée, m’enfoncer dans cette boue,
je creuse avec mes mains. J’ai l’impression que tout le monde me voie. Je
voudrais me cacher, m’enfouir, disparaître. Comme je n’y arrive pas, j’abdique
et m’allonge sur le dos pour regarder ce ciel merveilleux plein d’étoiles
filantes. Je suis parti pour marcher sur la voie lactée quand un big-bang
éclate près de moi. Je retrouve mes esprits en recevant quelque chose de chaud
sur le visage. Il me faut me protéger, je prends donc mon petit sac photo en toile,
le vide du matériel, et l’ajuste sur ma tête. Je suis enfin à l’abri, « allez y
entre-tuez vous » pensais-je, « tuez, tuez, tuez vous tous que le sang gicle
que les corps se vident et pourrissent que plus rien n’existe, faites table
rase sur cette démence ».
Il ne peut plus rien m’arriver
au milieu de cette fureur car je ne suis plus là, parti chez moi je cherche désespérément le
visage de ma femme qui ne m’apparaît plus. Brune, c’est le seul trait dont je
me souviens. Je suis dans un espace sans temps, un espace où la vie et la mort
ne font plus qu’un, j’abandonne, plus rien n’a d’importance, j’oublie de vivre.
Au petit matin je me réveille
et découvre des corps étendus un peu partout.
Deux morts ont été allongés
l’un à côté de l’autre et beaucoup de blessés geignent. J’essaye de les
photographier, mais c’est difficile car il n’y a pas assez de lumière, de plus
ils refusent de se laisser prendre. Ils tournent la tête où me repoussent d’un
geste du bras. Je n’insiste pas. Il y a cette scène que je ne peux
photographier, un soldat pleure devant la dépouille de son ami, le mort n’a
plus de visage, il a du se prendre un morceau de roquette, méconnaissable. Les
familles recevront un cercueil en zinc scellé. Puis son compagnon le couvre d’une
couverture et me voit, hébété, je ne suis pas à ma place, ce n’est pas ma
guerre, je ne peux rien dire rien faire. Il se lève, reprend un sourire
carnassier, ses yeux pleins d’eau et de pitié se transforment en éclairs plein
de haine. Il m’entraîne et me montre le cadavre d’un Tchétchène encore plus
amoché, même défiguration mais en plus une ouverture béante à la place du
ventre. Le soldat russe heureux de cette vengeance, décroche quelques coups de
pieds rageurs au corps sans vie, et pour finir crache dessus. Nous sommes tous
devenu fou, chacun à sa façon.
Je mesure la distance qui sépare le cadavre, de mon trou dans lequel
j’ai passé la nuit, il n’y a que quatre mètres, c’en est trop je ne veux plus
rien comprendre ni analyser, c’en est fini, il me faut revivre et laisser tout
cet enfer en dehors de ma vie. Il faut que je me purifie. Je trouve une flaque d’eau et me frotte le visage
pour enlever les plaques de boue et de sang qui me maculent. Parce que j’ai la
gorge en feu, parce que j’ai trop soif, je bois cette eau saumâtre... Geste
imbécile que je regretterai pendant plusieurs années.
Le major donne de nouvelles
instructions. Les vingt-six blessés dont
dix graves sont dirigés vers l’arrière en compagnie des cinq morts roulés dans
des couvertures. Je fais le décompte, sur la soixantaine, un homme sur deux a
été touché, ma super bonne grosse étoile ne m’a donc pas abandonné... La
chance, il ne faut pas en abuser, et si j’avais du courage, je partirai avec
les blessés. Mais la chance c’est aussi de pouvoir faire ce reportage unique.
Deux heures plus tard, une contre-attaque Tchétchène réveille les soldats épuisés
par une nuit de combat.
C’est reparti, ça défouraille à
tous va, mais cette fois il fait jour et je peux enfin travailler. Mais au bout
de 10 minutes, les assaillants s’enfuient. A moins de deux Kms plus bas dans la
vallée nous les voyons embarquer dans un camion. Le capitaine russe rit de leur
erreur et monte dans la tourelle du blindé, pour se servir du lance-missile
téléguidé. L’obus part, durant quelques secondes nous pouvons suivre sa progression,
guidé par le tireur c’est comme un jeu d’enfant, Le camion explose, deux hommes
sautent, l’un ne se relève pas, l’autre se cache dans un bosquet. Deuxième
missile, la cache vole en poussière ainsi que les hommes qui s’y croyaient
protégés. Les Russes applaudissent les qualités de tireur du capitaine, moi je
viens de voir la mort en direct. Tout à l’air calme, nous pouvons progresser
vers le village. Dans les bois des tireurs embusqués continuent de nous
harceler. Trop dangereux, il nous faudra faire un détour qui durera toute
la nuit. Sur
le chemin, les
chenilles du blindé écraseront un cheval. Deux bruits ignobles, celui de la
carcasse broyée et l’autre du ventre qui éclate pour libérer les viscères gonflés.
Au lever du jour nous arrivons
aux abords du village. Le convoi s’arrête à distance respectable et sont
envoyés les cosaques comme éclaireur nettoyeur.
Presque tout le monde s’endort
dans l’herbe, réchauffés enfin par le soleil revenu. Quelques coups de feu réveillent
le major qui grogne d’envoyer quelques hommes en appuie aux cosaques. Je
somnole, impossible de décompresser. Trop de questions me viennent à l¹esprit.
A quoi bon faire ce foutu métier ? Pourquoi prendre tant de risque ? Pour
dénoncer les horreurs de ce monde ? Pour cette belle utopie qu’est le
témoignage journalistique ?
Ou tout simplement pour l'ego ?
La vérité est peut-être un mix de tous ces faits, et c’est si dur de se l’avouer.
Ma conscience me crache toute crue la vérité.
Je m’en veux de m’ouvrir les
yeux Que suis-je venu chercher ici ?
Deux heures plus tard, les
cosaques reviennent avec différends trophées, une télévision, des coussins de
canapés, des boîtes de conserves, deux oies, un caméscope, une marmite en
fonte, un sac de riz, des poules, un sac de noix, bref la caverne d’Ali Baba.
La cerise sur le gâteau c’est un prisonnier.
Presque à chaque pas le
tchétchène tombe, relevé à coups de pieds, il a le visage tuméfié, quelques
coups de crosses le pousse dans son ascension vers l’enfer. Les habits
déchirés, blessé au bras, il était caché dans une maison. Comment se fait-il
que ses compagnons l’aient abandonné ? Son regard ne quitte pas le ciel, il
doit savoir qu’il est déjà mort, moi je
ne le sais pas encore. Les trophées sont enfoncés dans les blindés, la
télévision trop grosse ne rentre pas, le sac de riz s’écorche et se répand par
terre, les oies ne se laissent pas faire et pincent, une fois les portes
arrière refermées ce sont les poules qui se sauvent par le sas du conducteur,
c’est n’importe quoi.
L’interrogatoire du tchétchène
commence. L’homme s’agenouille, il est jeune, le même âge que ceux qui le
questionnent. Il fait partie du groupe qui a mené la contre-attaque la veille
sur la colline, et a reçu une balle dans le bras. Les Russes sourient de
satisfaction. Le tabassage commence et chacun y va de bon coeur, seulement des
coups de pieds car on ils ne veulent pas se salir les mains. Battu sur tout le
corps, la tête, le ventre, le dos, les parties, l’homme geint tout en regardant
le ciel. Devant ma surprise mêlée de dégoût, l’un d’eux m’explique que c’est ce
tchétchène qui a tué ses camarades russes là-haut, que c’est normal qu’il
meure... Le major se rend compte de ma stupéfaction et fait emmener le
prisonnier à quelques mètres de là au bord du précipice, l’un des soldats suit
tout en vissant son silencieux au bout de son pistolet.
Le prisonnier hurle quelques
mots, une petite détonation sourde et sèche met fin à une vie. Le Russe revient
en se frottant les mains de haut en bas comme après un travail bien fait. Je
suis avec des assassins. Pourtant je le sais qu’il n’existe pas de guerre
propre, ce n’est q’une belle utopie des politiciens, qui sont à milles lieux d’imaginer
ce que veut dire ce mot horrible : Guerre.
Un soldat hurle, en montrant du
doigt au loin un homme marchant dans un champ avec ses moutons. Un blindé part
à sa poursuite et le ramène cinq minutes plus tard. Quarante ans, le chapeau
tchétchène sur la tête.
Questions, cigarettes,
réponses, le petit jeu dure vingt minutes, puis un long silence s’installe.
L’homme reste calme, il n’a pas l’air inquiet le berger, moi je le suis pour
lui, ce n’est pas un combattant mais certainement un sympathisant comme quatre-vingt
dix pour cent de la population, pourrait-on lui reprocher, c’est sa terre, sa
famille est de ce village, quoi de plus normal ? Mais j’avais oublié que je n’étais
plus dans la normalité depuis quelques jours, et l’homme est emmené vers le
bosquet près du précipice, il a juste le temps de comprendre, l’arme fût plus
rapide que sa voix, par deux fois le son étouffé du silencieux claquât,
rideaux.
Elle aurait pu être belle cette
journée, le ciel est pourtant bleu.
Nous prenons possession de l’école
qui va nous servir pendant quelques jours de camp retranché.
Les attaques nocturnes sont
fréquentes. Le pire ce sont les beuveries. Et quand il n’y a plus de vodka c’est
du spirit à 90°.
Un colonel débarque à l’improviste,
furieux il réveille les soldats, je ne comprends pas ce qu’il dit tellement il
gueule fort, je me cache dans une armoire pour éviter le pire. Dans l’embrasure
de la porte je scrute les réprimandes sur la tenue du campement, il fait
aligner tout le monde au garde à vous. C’est vrai qu’au niveau vestimentaire il
y a comme un laisser aller, un certain mélange de cour des miracles et de
soirée drag queen. L’un est en pyjama rose, l’autre en chemise hawaïenne, un
autre a des chaussons de femmes brodés de petites perles scintillantes, celui-ci
un tissu tchétchène décoré de fleurs porté façon toge romaine, celui là une
robe de chambre pourpre, un sous off en slip...Du fond de ma cachette, je
pouffe de rire, je regrette de ne pouvoir immortaliser le tableau.
Une nuit, un coup de feu est
tiré du couloir, je décide de ne pas bouger pensant à une querelle ayant mal
tournée. Au petit matin dans l’entrée, deux soldats penchés sur une forme s’invectivent,
il fait encore sombre. En fait c’est un homme qui baigne dans son sang au
milieu des grains de maïs d’un sac
éventré. Ses membres sont désarticulés par les traumatismes, un râle inhumain
me glace le sang. J’y suis, le coup de feu de cette nuit, c’était la balle
logée dans sa cuisse. Le prisonnier est jeune, son visage est méconnaissable,
j’aperçois des fils qui sortent de sa bouche, la main du soldat russe actionne
une manivelle à l’autre bout du branchement, « la chose » se débat du peu de
force qui lui reste, la manivelle tourne de plus en plus vite, le corps est
secoué de tremblements et un son inimaginable sort de cette bouche déformée par
la souffrance. Le
tortionnaire s’aperçoit de ma présence, me tend la main afin de me saluer, le
contact me glace le sang jusqu’au plus profond de moi-même. Il me demande si je
vais bien, que je n’ai pas l’air en forme, complètement médusé je ne peux ni
répondre ni bouger. La gégène continue de fonctionner et l’homme qui n’en est
plus un, bave des sons de souffrances, inaudibles à l’oreille humaine. Je n’en
suis pas à mon premier conflit, j’ai vu pas mal de saloperies, je ne me fais
aucune illusion sur les tortures infligées dans les geôles de chaque camp du
monde entier. Mais là, je suis devant,
j’assiste à cette violence pure sans artifice, la mort finie son travail
lentement, tout est calme autour de nous, la vie ne veut pas se lever ce
matin-là. Je cours vomir.
Je hais mes appareils photos,
c¹est à cause d’eux que je suis ici.
Le lendemain des cris et des
coups me réveillent, je découvre des hommes ivres de rage détruisant tout ce
qu’ils trouvent. Le commandement ordonnait le repli du groupe sur Grozny suite
aux accords avec Bassaïev durant sa prise d’otage à Boudonnosk. Je suis aux
anges, mon billet retour se présente sous forme de défaite pour le major et ses hommes, moi je vois cela
plutôt d’un bon oeil, eux prennent très mal cette décision. Convaincus d’avoir
gagné cette guerre, ils doivent piteusement battre en retraite. Ils noient leur
frustration dans
la vodka. Le
lieutenant s’évertue à planter son couteau sur un portrait
du président Doudaëv. Un soldat déchire les vêtements qui nous ont si bien
servis. Un autre se défoule à la hache sur les fenêtres et portes d’une maison.
Un accordéon local voltige dans les airs. Un malheureux chien, la queue basse
termine son chemin sous une rafale. Hurlements et bouteilles vides, la haine
continue son oeuvre sur ce pauvre village. Tout est vandalisé, une fumée s’échappe d’un toit, puis deux, quelques
maisons s’enflamment. Il me faut appuyer sur le déclencheur de mon appareil
photo, mais je m’en fous, je suis ailleurs, déjà parti et installé sur un des
blindés j’attends qu’ils finissent leurs bases oeuvres. Je doute d’un coup de
ces hommes, la folie va t-elle les conduire plus loin que l’imaginable.
L’on vient me chercher pour
partager un dernier trophée, les quatre soldats sont ivres, le trésor de guerre
est une femme ! Je fais semblant de ne plus pouvoir bouger à cause de mon pied
blessé, l’un deux me répond en me montrant son sexe que c’est plus de cela que
l’on a besoin dans le cas présent. Je me refuse d’y croire, j’ai oublié qu’il
manquait le viol au tableau de chasse. Le fond est touché, je planque mes
appareils photos, ce n’est plus la peine d’essayer quoi que ce soit, la
situation glisse vers l’incontrôlable.
Deux heures plus tard, la
colonne démarre enfin, je me retourne et laisse derrière moi cet enfer, au loin
devant, m’attend ma famille.
ERIC
BOUVET
Reporter
Photographe